Par Laurent-Yaroslav Kermet, doctorant au Centre de Droit Économique de l'Université d'Aix-Marseille, Trésorier du Club de l'arbitrage.
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De remarquables commentaires ne manquant pas à ce sujet(1), notre propos consistera seulement à vulgariser quelques idées fortes. Étudier la justice étatique et la justice arbitrale, c’est déjà constater un point commun flagrant : l’une et l’autre ont pour objet la justice. Si la justice peut désigner une vertu, une sagesse ou l’équilibre des intérêts concurrents, elle est aussi un pouvoir(2). Ce pouvoir a longtemps été considéré comme un attribut de la souveraineté d’un État, ayant pour rôle de pacifier les rapports sociaux(3). L’État organise sa justice grâce à ses juridictions avec comme principale mission de trancher des contestations. L’arbitrage s’est constitué historiquement comme une dérogation à ce monopole étatique de la justice(4), grâce à un long processus de maturation. L’arbitrage serait-il donc un moyen de rendre la justice ? Nous pouvons définir l’arbitrage comme le «jugement d’une contestation par des particuliers choisis, en principe, par d’autres particuliers au moyen d’une convention(5) ». Des différentes théories expliquant la nature de l’arbitrage(6), retenons celle du caractère mixte : l’arbitrage, d’origine normalement conventionnelle, est une justice privée(7). De nos jours, l’arbitrage apparaît comme le mode usuel de résolution des différends dans le commerce international(8). Il désigne aussi un ordre juridique, car il constituerait un ensemble effectif, structuré de normes, possédant des sujets et des organes, et capable de concevoir ses sources(9). L’arbitrage serait une institution à l’origine d’un ordre juridique autonome. Aussi en quoi l’arbitrage se distinguerait-t-il de la justice étatique ? La réflexion que nous proposons est construite autour de trois notions, qui ont comme utilité de présenter, à la fois, les points de divergence et les similitudes entre les deux justices. Le propos consistera donc à vérifier si l’arbitre est bel et bien un juge (I), qui rend une décision tranchant un litige (II) selon un raisonnement juridique (III).
I. L’arbitre, un juge ?
Le juge est une figure d’autorité chargé de résoudre une contestation. Il ne peut se confondre avec les intérêts de l’une ou l’autre des parties. En cela, il peut être défini comme un tiers neutre, impartial et désintéressé(10). Le juge naturel de l’ordre juridique étatique est le magistrat. Tous les magistrats sont-ils des juges ? Le magistrat juge lorsqu’il siège, mais il requière l’application de la loi quand il est au parquet(11). Le magistrat exerce une fonction publique, bien que son statut soit distinct de celui des fonctionnaires ; les magistrats forment un corps judiciaire au sein de l’État. Mais si le magistrat peut être un juge, l’arbitre l’est-il également ? Un critère matériel est déterminant : le juge est celui qui tranche des litiges au moyen d’une décision selon des règles de droit. Comme le magistrat du siège, l’arbitre est un juge lorsqu’il rend une sentence qui tranche le différend conformément au droit applicable(12). L’arbitre n’est pas limité par la règle de droit : il peut trancher un litige selon l’équité quand il est investi comme amiable compositeur(13). Les magistrats du siège et les arbitres apparaissent ainsi comme des juges. Quelles différences entre l’arbitre-juge et le juge-magistrat ? L’arbitre n’est pas un magistrat puisqu’il n’appartient pas à l’ordre judiciaire de l’État. L’arbitre nerelève pas de l’immunité prévue par le statut de la Magistrature(14) ; sa responsabilité relève du régime contractuel. Enfin, le magistrat bénéficie d’une investiture générale, tandis que l’arbitre est investi par la volonté des parties ; la qualité d’arbitre cesse lorsque sa mission s’achève(15). Magistrats du siège et arbitres exercent donc une même fonction, car ils peuvent prononcer un acte juridictionnel. II. La sentence arbitrale, un acte juridictionnel ?
Un acte juridictionnel est une décision qui tranche un litige selon la règle de droit ou en vertu de l’équité. Pour être qualifié de juridictionnel, l’acte doit émaner d’une juridiction, c’est-à-dire un organe investi régulièrement par la loi du pouvoir de juger(16). Pour savoir si une décision constitue un acte juridictionnel, il convient de vérifier si le juge statue sur un litige, entre deux ou plusieurs adversaires, en faisant application d’une règle de droit. Quels sont les principaux effets d’un acte juridictionnel ? D’abord, le dessaisissement du juge qui a rendu l’acte ; il ne pourra ni modifier l’acte, ni réexaminer l’affaire. Ensuite, l’autorité de la chose jugée empêche le renouvellement de l’affaire. Un acte juridictionnel se caractérise par la force exécutoire lorsqu’il est revêtu de la formule dite exécutoire, permettant le recours à la force publique(17). La sentence arbitrale constitue-t-elle un acte juridictionnel ? Le droit positif répond par l’affirmative(18). La sentence est un acte juridictionnel impliquant les mêmes effets qu’un jugement sous réserve d’une exception : la sentence est dépourvue de la force exécutoire. Pour être susceptible d’exécution forcée, il sera nécessaire de requérir une ordonnance d’exequatur. L’absence de la force exécutoire paraît logique : l’arbitre n’est pas un fonctionnaire du corps judiciaire, il n’a pas une délégation de l’État lui permettant de disposer de la force publique(19). Notons que les sentences arbitrales contiennent, en règle générale, un degré élevé de motivation, qui est sans commune mesure avec les jugements rendus par les magistrats. C’est justement la vocation de l’arbitrage, car la sentence est l’expression d’une justice privée et « personnalisée ».
III. Le raisonnement de l’arbitre, un raisonnement sur les faits ou sur le droit ?
Confronté au litige, le juge doit pouvoir discerner plusieurs propositions et choisir la meilleure solution à partir d’arguments juridiques. L’interprétation joue un rôle fondamental dans le raisonnement juridique ; c’est une opération qui consiste à discerner le sens d’un texte et la réalité des faits. De nombreuses théories existent sur la nature de l’interprétation, retenons que celle-ci procède, à la fois, d’un acte deconnaissance et d’un acte de volonté(20). Le juge, dit-on, doit se tourner vers la loi, mais il ne peut ignorer la jurisprudence. Que cela soit dans un système de common law ou en droit romano-germanique, la jurisprudence a une influence majeure : elle constitue ce réservoir de solutions et d’arguments dont la reproductibilité assure unité et cohérence de l’ordre juridique. L’autorité de la jurisprudence est lefondement de son influence sur le raisonnement des juges(21). Doit-on en déduire que le juge tranche selon le droit, tandis que l’arbitre juge en fonction des faits ? Cela serait une erreur, même lorsque l’arbitre agit en amiable compositeur, car le droit demeure. Certes, il y a une interrogation : l’arbitre est-il, lui aussi, lié par une jurisprudence, celle d’un ordre juridique arbitral ? La question est complexe(22). Quelques éléments de réponse peuvent être apportés. L’intérêt de l’arbitrage réside dans la latitude de décision lorsqu’il est fait application du droit désigné(23). La justice arbitrale étant décentralisée et autonome, l’arbitre est libre de reproduire ou non des solutions données par d’autres arbitres, puisque aucun organe n’est en charge d’une unité d’application du droit ou de l’interprétation des faits. Les choses peuvent être encore nuancées, car une jurisprudence arbitrale a une influence dans la pratique. Mais le fondement de cette influence n’est pas son autorité, mais serait plutôt son acceptabilité(24). Donc, l’arbitre n’envisage pas la jurisprudence de manière a priori contraignante dans son raisonnement juridique.
Autre point important, l’erreur de droit n’est pas sanctionnée par le juge de l’annulation. En d’autres termes, une sentence ne peut être annulée parce que l’arbitre n’aurait pas dit le droit applicable de la même manière que le juge étatique l’aurait fait. La conséquence pratique est notable : l’arbitre dispose d’une liberté dans l’appréciation des faits et du droit. Le juge, lui, est lié par une double contrainte dans l’appréciation des faits : le droit positif applicable, et l’autorité de la jurisprudence(25). L’arbitre est libéré de ces contraintes, comme nous l’avons vu, et c’est sans doute un des traits les plus distinctifs de l’arbitrage.
L’arbitre est un juge, qui rend une décision ayant valeur d’acte juridictionnel. Mais l’arbitre se distingue du juge par une « liberté supérieure »
Nous aboutissons à la conclusion de cette trop brève réflexion : l’arbitre est un juge, qui rend une décision ayant valeur d’acte juridictionnel. Mais l’arbitre se distingue du juge par une « liberté supérieure », notamment dans l’appréciation des faits, le choix de la solution. Ceci n’est en rien troublant, c’est la fonction naturelle de l’arbitrage : être une justice partageant indiscutablement des traits avec la justice étatique, mais gardant une nature privée, voire autonome, qui la distingue clairement.
Notes :
1 OPPETIT Bruno, « Justice étatique et justice arbitrale », in Études offertes à Pierre Bellet, Litec, 1991 p. 415 et s. ; TERRÉ François, Discours, in Compte-rendu du colloque du 24 septembre 1997 à la CCI de Paris « Justice arbitrale et justice étatique », Association française d’arbitrage, 1997, p. 11. ; GAILLARD Emmanuel, « L’ordre juridique arbitral : réalité, utilité, spécificité », 55 McGill L.J., 2010, p. 891.
2 PERROT Roger, BEIGNIER Bernard et MINIATO Lionel, Institutions judiciaires, 2018, LGDJ, Lextenso éditions, p. 73, no61.
3 Ibid., p. 37, no22.
4 Ibid., p. 76-77, no65.
5 MOTULSKY, Henri, Écrits, t.II, 1974, éditions Dalloz p. 5, no1.
6 Ibid., p. 7-11.
7 Ibid., p. 6, no2.
8 TERCIER, Pierre, « La banalisation de l’arbitrage », in Liber amicorum en l’honneur de Serge Lazareff, 2011, éditions A. Pedone, p. 580 et s. ; CLAY, Thomas, « L’arbitre, juge de l’économie mondiale », in À qui profite la mondialisation ? Regards croisés sur l’économie, 2017, Paris, La Découverte, p. 141-152.
9 GAILLARD, Emmanuel, op. cit., p. 896. Sur la nature et les caractéristiques d’un ordre juridique, v. LEBEN, Charles, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, 2001, no33, PUF, p. 20 et s.
10 TERRÉ François, « Légitimité du politique », in LUSSY Florence (de) (dir.), Hommage à Alexandre Kojève : acte de la « Journée Kojève » du 28 janvier 2003, 2007, Paris, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, p. 45.
11 GUINCHARD, Serge, DEBARD, Thierry, Lexique des termes juridiques, éditions 2019-2020, Dalloz, collection Lexiques, p. 663.
12 CPC, art. 1484.
13 CPC, art. 1478.
14 STOFFEL-MUNCK, Philippe, « La responsabilité de l’arbitre », Rev. arb., 2017, no4, p. 1127 ; v. également SERAGLINI, Christophe, ORTSCHEIDT, Jérôme, Droit de l’arbitrage interne et international, 2013, LGDJ, p. 681, no750.
15 ANCEL, Jean-Pierre, « L’arbitre-juge », Rev.arb., 2012, p. 720, no4.
16 PERROT Roger, BEIGNIER, Bernard, MINIATO Lionel, op. cit., no594.
17 CPC, art. 502.
18 CPC, art. 1478.
19 PERROT Roger, BEIGNIER, Bernard, MINIATO Lionel, op. cit., no65.
20 HAID, Franck, Les notions indéterminées dans la loi : essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et pénal, thèse, 2005, Aix-Marseille Université, no142-143. 21 JACQUET, Jean-Michel, « Avons-nous besoin d’une jurisprudence arbitrale ? », Rev. arb., 2010, No3, p. 450 et s.
22 Ibid, p. 456. Les méthodes d’interprétation peuvent différer en fonction du type d’arbitrage, voir à ce sujet LÉVY, Laurent, ROBERT-TISSOT, Fabrice « L’interprétation arbitrale », Rev. arb., 2013, no4.
23 Ibid, p. 456. Les méthodes d’interprétation peuvent différer en fonction du type d’arbitrage, voir à ce sujet LÉVY, Laurent, ROBERT-TISSOT, Fabrice « L’interprétation arbitrale », Rev. arb., 2013, no4.
24 JACQUET, Jean-Michel, op. cit., p. 457.
25 IVAINER, Théodore, L’interprétation des faits en droit, LGDJ, Paris, 1988, no54.