Réflexions à l’occasion de l’affaire Monster Energy
Héloïse Meur, Maître de conférences – Université Paris VIII - Vincennes Saint-Denis
Par arrêt en date du 17 mai 2023(1), la Cour de cassation retient que la simple inapplication d’une disposition impérative n’entraîne pas de violation concrète et caractérisée de l’ordre public international contrairement à ce qu’avait retenu la cour d’appel de Paris.
Une société américaine, Monster Energy, avait confié à une société française, société Sainte Claire, la distribution exclusive de ses produits en Guyane. Le contrat de distribution exclusive était soumis au droit californien et contenait une clause compromissoire indiquant que l’arbitrage devrait se dérouler sous les auspices d’un centre d’arbitrage californien. Après quinze ans de relations contractuelles, le fournisseur résilia le contrat, résiliation contestée par le distributeur. Faute de moyens financiers nécessaires, ce dernier n’a néanmoins pas pu actionner la clause compromissoire aux fins de contester cette résiliation devant un tribunal arbitral. C’est finalement le fournisseur qui a sollicité de l’arbitre la validation de la résiliation. Pour des raisons financières, le distributeur ne s’est pas défendu devant l’arbitre. C’est donc en l’absence de la société française impécunieuse que l’arbitre a validé la résiliation et a condamné le distributeur au paiement d’importants frais d’arbitrage et d’avocats, pour un montant total d’environ 139 000 dollars. Le fournisseur américain a obtenu l’exequatur de cette sentence favorable sur le territoire français avant qu’elle ne soit contestée par le distributeur devant la cour d’appel de Paris. En application de l’article 1520 5°, la cour retient notamment que la sentence serait contraire à l’ordre public international dès lors que l’arbitre unique n’a pas mis en œuvre l’article L. 420-2- 1 du code de commerce, constitutif d’une loi de police, qui prohibe dans les collectivités d’outre-mer, les accords ayant pour objet ou pour effet d’accorder des droits exclusifs d’importation. Constatant le caractère de loi de police de la disposition en cause, elle retient que le simple fait pour l’arbitre d’ignorer l’applicabilité d’une telle disposition heurte de manière manifeste, effective et concrète l’ordre public international. L’exequatur est donc refusé. Le fournisseur se pourvoit en cassation. La question qui se posait à la Cour de cassation était donc celle de savoir si l’inapplication d’une loi de police pouvait, à elle seule, entraîner un refus d’exequatur sur le fondement de l’ordre public international.
La Cour y répond négativement. Elle indique que la solution donnée au litige doit heurter concrètement et de manière caractérisée l’ordre public international(2). Ainsi, la cour d’appel a privé sa décision de base légale en ne recherchant pas en quoi la validation de la rupture du contrat et la condamnation du distributeur à verser une certaine somme au titre des frais d’arbitrage et d’avocats violaient de manière caractérisée l’ordre public international. Deux aspects retiendront l’attention. D’une part, la Cour confirme la consécration maximale du contrôle plein de l’ordre public international en dehors de toute hypothèse de corruption (1.). D’autre part, de manière plus prospective, il convient d’envisager les suites de l’affaire Monster Energy devant la cour d’appel de renvoi. En effet, depuis l’arrêt rendu par la cour d’appel en l’espèce, la Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence relative à l’accès à la justice laissant présager un renforcement possible du contrôle de l’accès à la justice (2.).
1. La consécration confirmée du contrôle plein de l’ordre public international
Par le présent arrêt, la Cour de cassation vient apporter d’importantes précisions concernant le contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international lorsqu’est alléguée l’inapplication par l’arbitre d’une loi de police revendiquant son application au litige. Sur ces relations entre lois de police et contrôle de la conformité des sentences à l’ordre public international, la cour d’appel de Paris n’avait pas eu l’occasion de donner jusqu’alors de réponses claires. S’agissant de la présente espèce, la simple inapplication d’une loi de police entraîne le refus d’exequatur en raison d’une violation manifeste, effective et concrète de l’ordre public international(3). Au contraire, dans une espèce mettant en cause la protection de l’agent commercial, la cour d’appel de Paris avait pu affirmer que le caractère impératif de l’indemnité de fin de contrat au profit de l’agent commercial affirmé par la CJUE n’implique pas nécessairement que celle-ci relève de la conception française de l’ordre public international. Il ne peut en être ainsi « que si, après avoir vérifié son applicabilité au litige, sa méconnaissance heurte cette conception, c’est-à-dire l’ensemble des règles et des valeurs dont l’ordre juridique français ne peut souffrir la méconnaissance, même dans des matières internationales »(5). Dans une espèce plus récente, la cour d’appel de Paris avait pu se montrer plus mesurée en retenant que la sentence qui lui était soumise ne donnait aucun effet à une clause illicite au regard de l’ancien article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce alors applicable(6). La cour considère que la nature de loi de police de cette disposition, « à la supposer établie », était sans incidence sur la solution du litige(7).
L’intervention de la Cour de cassation apparaissait donc utile pour clarifier les différents points qui semblaient poser question à la lecture de ces arrêts. Tout d’abord, comment doit-on caractériser la violation de l’ordre public par la sentence arbitrale en dehors d’une hypothèse de corruption ou de blanchiment ? Doit-elle être flagrante ou manifeste en plus d’être effective ou caractérisée et concrète ? Ensuite, la simple inapplication par l’arbitre d’une loi de police, peut-elle entraîner un refus d’exequatur ? Enfin, et la réponse à cette dernière question dépend au moins pour partie de celle apportée à la précédente, une loi de police doit-elle également être le reflet d’une valeur ou d’un principe relevant de l’ordre public international ?
Tout d’abord, la Haute juridiction confirme l’abandon du critère de flagrance issu de l’arrêt Cytec(8), y compris hors des hypothèses de corruption qui avaient jusqu’à présent été le terrain privilégié de son abandon et qui avaient permis à la Cour de cassation d’opérer un revirement de jurisprudence largement salué(9). La violation doit être simplement concrète et caractérisée. Cette confirmation est d’autant plus bienvenue que, dans la présente espèce, la cour d’appel avait évoqué le caractère manifeste de la violation de l’ordre public international, qui pouvait en effet se déduire de la simple inapplication de la loi de police invoquée(10). Or, ainsi qu’avait pu le souligner la doctrine, le remplacement de l’adjectif manifeste en lieu et place de l’adjectif flagrant prêtait à confusion, tant il « est admis que ce qui est manifeste est... flagrant »(11). Sa disparition de l’attendu de la Cour de cassation doit donc être saluée.
Ensuite, sur le point de savoir si la simple non-application de dispositions impératives doit entraîner un refus d’exequatur, la Cour de cassation retient que l’exequatur ne peut être refusé que « lorsque la solution donnée au litige, et non le raisonnement suivi par les arbitres, heurte concrètement et de manière caractérisée l’ordre public international », ce que la cour d’appel n’a pas démontré en l’espèce, privant ainsi sa solution de base légale(12). La Haute juridiction apporte ainsi des précisions concernant l’objet du contrôle. Conformément à l’interdiction de la révision au fond qui interdit de sanctionner le mal-jugé, ce contrôle doit porter sur la solution posée par la sentence et non sur le raisonnement mené par l’arbitre. Il ne suffit donc pas que l’arbitre n’applique pas une loi de police dans son raisonnement pour que la solution à laquelle il parvient constitue une violation de l’ordre public international. Or, il avait pu être noté que la sentence était parfaitement conforme à cette disposition dès lors qu’elle mettait en pratique fin à un contrat contraire à une loi de police. Notons que la Cour ne fait aucune référence à la qualification de l’article en tant que loi de police. Elle se contente d’évoquer des dispositions impératives, ajoutant que les juges du fond auraient dû rechercher « en quoi la validation par la sentence de la rupture du contrat, précédemment prononcée par la société Monster Energy, et la condamnation de la société Sainte Claire à verser une certaine somme au titre des frais d’arbitrage et d’avocats, violait de manière caractérisée l’ordre public international »(13).
Enfin, par cet attendu, la Cour ne répond ainsi pas clairement à la question de savoir si toute loi de police sera effectivement intégrée à l’ordre public international ou si cette loi de police devra toucher à des principes ou valeurs fondamentales du for. Rien ne semble s’opposer à ce qu’elles y soient intégrées(14). Néanmoins, s’agissant de la présente espèce, l’examen de la solution de la sentence, indépendamment du raisonnement de l’arbitre, ne devrait pas pouvoir conduire à démontrer une violation de l’ordre public international, dès lors qu’il a bien été mis fin à un accord contraire à une loi de police. Est-ce à dire que la sentence pourra obtenir l’exequatur ? Rien n’est moins sûr depuis que la Cour de cassation admet que les moyens relatifs aux difficultés d’accès à l’arbitrage en raison de son coût sont suffisamment sérieux pour être examinés(15).
2. Un renforcement possible du contrôle de l’accès à la justice
Devant la cour d’appel, la société Sainte Claire soutenait notamment la nullité de la convention d’arbitrage en raison du déni de justice qu’elle engendrerait. Cette convention avait, en l’espèce, dissuadé la société française de contester la résiliation litigieuse. L’argument pouvait apparaître particulièrement sérieux au regard de la configuration du litige et de sa solution. Pourtant, la cour d’appel de Paris, tout en affirmant que l’accès à la justice permet de garantir l’effectivité des droits et qu’il relève de l’ordre public international(16), se contente de justifier la renonciation à la gratuité du service public de la justice par la seule signature de la clause compromissoire(17), sans vérifier que les restrictions à l’exercice du droit d’accès à la justice répondaient à un but légitime et étaient proportionnées aux nécessités d’une bonne administration de la justice(18). Le raisonnement surprend quelque peu. La solution pouvait même légitimement engendrer un certain sentiment d’injustice : renonçant à son droit d’agir, la société française se voit in fine mettre à sa charge les frais liés à l’arbitrage. Ce sentiment pouvait se trouver accentué par le fait qu’il est a priori douteux que, s’agissant d’un contrat mettant en relation un fournisseur américain issu d’un grand groupe international, partie forte et un distributeur, petite société locale, partie faible, la convention d’arbitrage ait fait l’objet d’un réel consentement de la part de la société Sainte Claire(19). Les règles matérielles françaises de l’arbitrage international impliquent pourtant bien « la commune volonté des parties » d’aller à l’arbitrage, quand bien même cette volonté commune s’apprécierait indépendamment de toute loi étatique. La solution pouvait toutefois trouver sa justification dans les réticences de la Cour de cassation à examiner le moyen tiré du déni de justice en matière d’impécuniosité. En effet, jusqu’à récemment, la Cour de cassation voyait dans le moyen tiré de l’impossibilité d’avoir recours à l’arbitrage en raison de l’impécuniosité d’une partie en liquidation judiciaire, une argumentation insusceptible d’entraîner sérieusement la cassation(20). Telle n’est plus sa position depuis un arrêt récent, mettant là encore en cause une relation de distribution déséquilibrée(21). En effet, la Haute juridiction a retenu que « dès lors qu'il n'était pas soutenu qu'une tentative préalable d'engagement d'une procédure arbitrale avait échoué, faute de remède apporté aux difficultés financières alléguées, la cour d'appel a retenu à bon droit, sans méconnaître le droit d'accès au juge, que l'invocation par les demandeurs de leur impécuniosité n'était pas, en soi, de nature à caractériser l'inapplicabilité manifeste des clauses compromissoires »(22) . A contrario, le droit d’accès au juge pourrait être méconnu si, comme en l’espèce, aucun remède n’a été proposé à la société Sainte Claire pour faire valoir ses droits devant le tribunal arbitral constitué aux États-Unis.
Est-il possible d’aller plus loin ? Comme le souligne le Professeur P. Mayer, « dans la très grande majorité des espèces où la question [de l’accès à la justice] a été soulevée, les parties en présence étaient, dès l’origine, une partie forte imposant à une partie faible l’insertion d’une clause compromissoire dans le contrat destiné à gouverner leurs relations ; typiquement, et dans une majorité de cas, il s’agissait d’une grande société, voire d’un groupe international, qui confiait à une petite société la distribution de ses produits sur un lieu ou un territoire donné »(23). Ne faudrait-il donc pas restaurer le consentement à l’arbitrage, parfois oublié au profit d’un principe de validité de la clause compromissoire ? L’invocation par les plaideurs du déséquilibre significatif pour faire échec au jeu de la clause compromissoire, la tentation pour certains juges du fond d’y avoir recours n’attestent-elles pas de cette volonté de restauration du consentement ?(24) Le récent arrêt de la Cour de cassation marquant une nouvelle approche de l’impécuniosité, rendu certes sur le fondement du droit d’accès au juge mais à l’occasion d’une espèce dans laquelle un franchiseur imposa à son franchisé de multiples clauses compromissoires dans de multiples instruments juridiques, ne met-il pas en exergue cette interrogation ?(25) À l’heure où l’arbitrage étend son domaine et entend se présenter comme une alternative générale à une justice étatique qui manque de moyens(26), à l’heure où les autorités publiques se soucient d’assurer l’effectivité de leurs règlementations(27), ces interrogations doivent apparaître légitimes sans pour autant faire craindre la fin de l’efficacité du droit français de l’arbitrage international.
1 Civ. 1ère, 17 mai 2023, n° 21-24106.
2 Cdt 8 de l’arrêt commenté.
3 CA Paris, 19 octobre 2021, n° 18/01254, cdts 53 et 61.
4 V. pour la tendance inverse en droit de la concurrence, LEDICO janv. 2022, n°DDC200n3.
5 CA Paris, 5-16, 23 nov. 2021, no19/15670.
6 CA Paris, 5-16, 21 juin 2022, no21/00473, cdt 72.
7 Ibid.
8 Civ. 1ère, 4 juin 2008, n06-15320.
9 Civ. 1ère, 23 mars 2022, no 17-17981, Belokon. Confirmé par Sorelec, Civ. 1ère, 7 sept. 2022, n°20-22.118.
10 P. Mayer, « Partie impécunieuse et arbitrage, lois de police et arbitrage – A propos de deux arrêts récents de la cour d’appel de Paris rendus dans les affaires Monster Energy et Accessoires Company », JDI, n°2, Avr. 2022, var. 3., spéc. § 40.
11 E. Loquin, « Le contrôle par le juge de l'annulation en fait et en droit du respect de l'ordre public par les sentences arbitrales », RTD Com., 2020 p. 283.
12 En ce sens, P. Mayer, op. cit., § 40.
13 Cdt 10.
14 P. Mayer, op. cit., § 36.
15 Civ. 1ère, 28 sept. 2022, n°21-21738. D., 2022 p. 2022, comm. N. Dissaux ; Procédures, 2022, p. 249, note L. Weiller ; D. actu., 28 oct. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; Gaz. Pal., 8 nov. 2022, p. 1, obs. L. Larribère, D., 2022, p. 2330, chron. T. Clay. V. auparavant, Civ. 1ère, 26 janv. 2022, n°21-12479, rejet du pourvoi à la suite d’une procédure de non-admission au regard de l’article 1014 du code de procédure civile.
16 Ibid., cdt 27.
17 Ibid., cdt 31. V. P. Mayer, op. cit., § 8.
18 Ibid. La Cour l’évoque pourtant, cdt 28.
19 P. Mayer, ibid., § 27.
20 Civ. 1ère, 26 janv. 2022, préc.
21 Civ. 1ère, 28 sept. 2022, préc.
22 Pour une doctrine critique sur le refus de paralyser l’effet négatif de compétence-compétence en présence d’une hypothèse d’impécuniosité, P. Mayer, op. cit., §§ 17 et s.
23 P. Mayer, op. cit., § 27.
24 TC Paris, 13 octobre 2020, n°2017005123 ; CA Paris, 4 février 2022, RG n°21/09001 ; T. com. Marseille, 14 sept. 2021, Premium Audiotel c/ Microsoft Ireland Operations Ltd : www.legalis.net, M.-E. Ancel, CCE, n° 1, janv. 2023, chron. 1.
25 Civ. 1ère, 28 sept. 2022, préc.
26 H. Meur, « Les transformations de la notion d’arbitrabilité à l’aune des évolutions contemporaines de la fonction de l’arbitrage », Signatures internationales (AFDD), 2021, n°2, p. 134.
27 Le législateur ne s’est toutefois pas saisi de la question à l’occasion de l’adoption de la loi EGALIM 3 dont le nouvel article L. 444-1 A réserve expressément le recours à l’arbitrage.